Mieux qu'un long discours, une lettre de mon grand-père illustrée par un trophée d'ours malais: Bornéo - près du fleuve Lemanak
25 novembre 1937
Mon coeur,
Mon périple n'en finit pas... Vous devez vous languir de me retrouver et je vous avoue que vous me manquez aussi, ma petite femme tant aimée. Vous déciderez vous un jour à m'accompagner aux confins des continents lointains ? Je connais vos arguments ( et votre caractère déterminé ! ) mais je vous en prie, réfléchissez encore et pensez combien je serais heureux de ne plus devoir choisir entre la douceur de vos bras et l appel de nouvelles découvertes ...
Je suis depuis dix jours sur l'île de Bornéo, au milieu de la plus ancienne forêt primaire du monde, logé dans une tribu indigène. Quelle fierté que de savoir que je poursuis là une longue tradition naturaliste et que je marche dans les pas de mes confrères disparus ! Sans me vanter, ma chérie, je crois bien que mon séjour dans la jungle va faire avancer de plusieurs bons l'anthropologie sur l'Asie. Vous savez combien ma soif de connaissance est sans limite et que je ne recule devant rien pour faire de nouvelles expériences. Hé bien sachez que j'ai eu un peu peur cette fois et que voici quelques heures, je crus bien perdre la tête.
N'y voyez là aucune allusion sordide aux coupeurs de tête que vous redoutiez tant avant mon départ. Ceux-ci ont déposé leurs armes voici bientôt dix ans et seuls les crânes noircis qui ornent les piliers de la maison rappellent encore cette coutume extrême. Vous voilà, je l‘espère, rassurée sur ce point et si je vous dis que je faillis perdre la tête, entendez que je ne fus pas loin de la démence. Si ! Votre mari adoré, d'habitude si sage et toujours si réfléchi est passé à quelques pas de la folie !
Hier, alors que l'après midi était bien avancé, la tribu qui m'accueille voulu m'offrir une petite fête. Nous commençâmes par tous nous réunir en cercle : les familles au complet, le sorcier et le chef. L'assemblée était fort joyeuse et l'effervescence s'accrût encore lorsque les femmes apportèrent le repas qu'elles avaient préparé. Je ne saurais vous dire ce qui composait ce diner et serais bien en mal de vous en écrire la recette. Mon palet averti distingua la crevette, le gingembre et le lait de coco mais ne put identifier les richesses que les femmes indigènes y avaient ajoutées. Le sorcier, qui parle un mélange complexe de malais, d'iban et d'anglais auquel il ajoute quelques mots de notre langue, m'expliqua qu'il s'agissait là d'un plat traditionnel très apprécié des voyageurs étrangers. En revanche, les petits champignons séchés que l'on me servit en accompagnement constituent une particularité locale, une liberté prise quant à la recette originale.
Quel délice, ma chérie ! Quel bonheur de goûter ces saveurs au fin fond du monde ! Seul un petit incident troubla un instant notre festin : le plat de champignons avait disparu et selon le chef de la tribu, avait sans aucun doute été subtilisé par l'un des ours bruns qui rôdent aux alentours. Je dois dire que nous n'attachâmes pas grande importance à cet épisode et finirent notre festin de bon cœur.
Au dîner succéda un spectacle coloré, durant lequel chacun des membres de la tribu défila devant moi pour m'offrir une danse ou une chanson. Si au début je goûtai avec beaucoup de plaisir tant de générosité, je sombrai peu à peu dans la confusion. Les tatouages qui couvraient le corps des hommes me semblèrent prendre vie sur leur peau et à un moment, je crus même qu'un animal tatoué chantait. Loin de m'étonner pourtant qu'une telle chose fût possible, je me fis la remarque qu'il avait une fort belle voix et un ton toujours juste.
Mes sensations m'échappaient et mes sens me semblaient doués d'une puissance illimitée et de nouvelles capacités : les parfums étaient colorés, les sons sentaient bons, les visages de mes hôtes avaient des yeux immenses où je voyais toute la mer de Chine, leurs bouches m'offraient des sourires si larges qu'ils débordaient de leur visage, et n'y eut-il pas eu les arbres autour de nous que j'aurais sans aucun doute pu vous voir, au-delà de l'horizon. Quelle expérience ! C'était à la fois extraordinaire et inquiétant.
Le spectacle achevé, alors que le soleil allait bientôt se coucher, les hommes proposèrent une promenade dans la forêt. Ils me dirent que c'était l'heure idéale pour aller voir s'ouvrir la fleur de rafflésia et que je n'en croirai pas mes yeux. Je pensai l'espace d'un instant qu'il serait sans doute difficile de m'étonner plus encore que le tatouage chanteur mais n'en dis rien à mes hôtes et leur emboitai le pas. Sitôt dans la forêt, j'eus l'impression que nous étions suivis. Je scrutai le rideau d'arbres et distinguai à quelques pas de moi seulement, un bel ours d'un brun profond qui portait autour du cou un croissant de fourrure dorée. Etait-ce là notre voleur de champignons ? Quelque chose me sembla étrange chez lui mais aujourd'hui encore, je ne saurais vous dire si c'était un détail particulier dans son regard - comme l'éclair fugace d'une humaine connivence - ou bien l'expression générale de son visage - comme un sourire béat plaqué sur ses babines...
Nous marchâmes quelques minutes au cœur de la jungle, des minutes hors du temps et hors de la réalité, durant lesquelles les couleurs, les parfums et les sons se mêlèrent pour moi en une explosive luxuriance. Quand nous attînmes notre but, je me trouvai face à l'une des choses les plus étonnantes sans doute que la flore tout entière ait fait naître : une fleur aux proportions de géant qui semblait être en tous points excessive, exhibant avec indécence sa chaire rouge aux derniers rayons du jour. Pardonnez moi cette audace, ma petite femme chérie, mais je dois vous avouer qu'il n'y a que dans vos draps que j'avais vu une sensualité si débordante... La comparaison me traversa d'ailleurs l'esprit et je ne dus qu'à la pénombre d'échapper à la honte de montrer le rouge coupable qui avait envahi mes joues. - Mon dieu, ma chérie, ces mots ne vous brûlent-ils pas les yeux ? - Il faut croire que je ne fus pas le seul à être ainsi troublé car l'ours, qui s'était finalement approché plus qu'il ne l'aurait sans doute fait d'habitude, commença à onduler de l'arrière train en tournant autour de nous. Des frissons l'envahirent, formant comme des vagues sous sa fourrure épaisse. Il se dressa sur ses pattes et poussa un grondement puissant et désespéré. Et là, au cœur de la forêt primaire, triste épilogue à notre soirée de fête, l'ours, victime sans soute d'un désir foudroyant, s'effondra sous nos yeux incrédules.
Hé bien, vous voilà au fait de ma dernière aventure. Croyez bien que je me demande encore ce soir ce qui a bien pu troubler mes sens de cette façon. Je ne peux m'empêcher de faire un rapprochement entre mon état et celui de l'ours défunt. Se pourrait-il que les champignons qui accompagnaient notre dîner en aient été la cause ? Il faudra que j' interroge le sorcier à ce sujet !
Je vous conterai la suite de cette aventure dans ma prochaine lettre, je vous le promets. En attendant, je vous envoie les baisers les plus enflammés qui puissent être et les dépose à distance sur vos lèvres...
Votre Juan Olaf
[voir le premier chapitre]
A titre d'information:
Rafflesia est la fleur la plus grande du monde végétal encore de nos jours.
[voir des infos] Vous verrez bientôt sur ce même blog un article sur Helarctos malayanus alias l'ours malais.